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Interview

Sébastien Bohler

Photographie Sébastien Bohler

Polytechnicien, docteur en neurosciences

7 mai 2021

Journaliste scientifique pour la revue "Cerveau & Psycho", Sébastien Bohler explore le fonctionnement du cerveau en s'appuyant sur les études de psychologues et de neurobiologistes.



Vous êtes Polytechnicien, docteur en neurosciences : pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

Je suis Alsacien de naissance ! J’y ai passé mon enfance, j’adore cette région. J’y suis retourné faire mes classes préparatoires aux concours d’écoles d’ingénieur, après quelques années passées avec ma famille au Luxembourg.

Au Lycée Kléber de Strasbourg, j’ai commencé à découvrir la profondeur des maths, la puissance d’analyse de la physique pour déchiffrer notre monde, l’univers…

En 1992, j’intègre l’Ecole Polytechnique, et je me passionne de plus en plus pour la physique des particules élémentaires, le cœur de la matière dont nous, les humains, sommes faits, ainsi que toutes les choses qui nous entourent : les fleurs, les cailloux ou les trous noirs… Mais sans encore aborder la grande question : de quoi sont faites nos pensées ? Qu’est-ce que l’être humain ? C’est en sortant de Polytechnique que je décide de faire une thèse de neurosciences, à l’Institut Pasteur. Comprendre les mécanismes du fonctionnement de nos neurones, c’est un enjeu presque existentiel !

A ce moment se posent précisément les questions qui viennent de loin, de la philosophie, de la métaphysique : notre esprit n’est-il qu’une machine qui fonctionne avec des courants électriques et des molécules chimiques, dans notre cerveau ? Je trouve passionnant d’écrire sur ces sujets, pour confronter ces questions au grand public. Et je me retrouve à la création d’un journal qui veut justement faire ça : faire entrer les neurosciences dans une nouvelle compréhension de l’homme. Ce sera Cerveau & Psycho, dont je suis aujourd’hui le rédacteur en chef, et qui a l’originalité de donner la parole aux chercheurs qui font les neurosciences, pour mettre ces notions révolutionnaires à la portée de tous les esprits, pour amener nos citoyens à s’émerveiller et réfléchir à ce qui fait l’homme.

Et durant tout ce temps, je ne lâche à aucun moment ma plume : ces données qui bouillonnent de partout, qui montent des laboratoires du monde entier, doivent être organisées sous forme de discours, structurées dans une analyse. J’écris alors des essais de neurosciences, dont le Bug Humain, qui pose la question de la place de l’homme sur sa planète, et sur son instinct destructeur qui pourrait le conduire à la ruine.



Que connaissons-nous du cerveau et, surtout, quels sont encore les champs d'étude non exploités à son sujet ?

On sait aujourd’hui mille fois plus de choses sur notre cerveau qu’il y a un siècle. Sa structure, le formidable développement de son cortex, la partie externe et plissée qui nous donne le langage, la réflexion abstraite, la capacité de planification.

Mais on détaille aussi mieux ce qu’il y a de plus irrationnel, d’où viennent nos envies, nos désirs, nos haines, nos peurs, nos souvenirs. Souvent, ces ressentis partent de zones plus enfouies, plus profondes et plus anciennes de notre cerveau. Car c’est encore quelque chose qui est venu révolutionner notre vision de l’homme : la façon dont nous pensons, dont nous aimons, dont nous agissons, est déterminé en partie par des structures du cerveau qui ont répondu à des critères de survie.

Les émotions servent à éviter des dangers, ou à combattre, ou à socialiser. Elles ont été efficaces pendant des millions d’années, dans un milieu hostile, pour des humains qui vivaient en groupes de quelques dizaines d’individus. Mais aujourd’hui, dans un monde connectant des millions de personnes, hyper-technologique, elles sont parfois inadaptées et nous amènent à faire des erreurs. Dont la plus fatale : la destruction progressive du vivant pour notre simple confort !

J’ai l’impression que nous sommes entrés dans une ère où une masse critique de connaissances a été atteinte, et où l’enjeu est de bien comprendre ce que ces connaissances ont pour conséquences pour nos choix, pour notre vision d’Homo Sapiens et pour reprendre le contrôle de notre destin.

Il n’y aura pas de liberté d’action sans une compréhension des ressorts internes de notre psychisme, et des asservissements invisibles qu’ils produisent.



Votre livre "Le bug humain : Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l'en empêcher" est un succès d'édition : selon vous, notre cerveau, accro à la dopamine depuis des centaines de milliers d'années, est en partie responsable de notre inaction contre le réchauffement climatique. Pouvez-vous nous expliquer votre point de vue ?

La dopamine est une molécule à double tranchant : elle nous « récompense » en suscitant du plaisir quand nous faisons des choses importantes pour notre survie. C’est un mécanisme ancré dans les profondeurs de notre cerveau. Cela nous a aidé à survivre en des temps anciens.

C’est pourquoi notre cerveau libère de la dopamine quand nous réalisons ces comportements de base qui ont été nécessaires à la survie de notre espèce. Or ces comportements sont basiques : manger le plus possible (un réflexe vital pour nos ancêtres, surtout quand la nourriture était rare), avoir le plus de relations sexuelles possibles (c’était crucial quand la mortalité infantile décimait les rangs de nos ancêtres), acquérir du pouvoir et du statut (car cela augmentait votre influence et vos chances de survie dans un milieu hostile), faire le moins d’efforts possible (pour s’économiser en situation de rareté), être avide d’informations (pour trouver du gibier, par exemple).

Le grand changement qui est intervenu dans l’histoire humaine a été le développement incroyable de la technologie, de la roue et de la charrue jusqu’à Internet et aux ordinateurs. Or ces inventions ont été mises au service de ces cinq besoins fondamentaux : l’agriculture intensive pour avoir plus à manger, Internet pour consommer du sexe en ligne ou pour obtenir du statut social sur les réseaux sociaux, l’électroménager, la voiture et les machines-outils pour minimiser nos efforts, et les télécommunications du numérique pour nourrir notre soif d’information. Résultat : ces besoins se transforment en boulimie et nous ne savons plus nous arrêter.

La dopamine devient, non plus un instrument de survie, mais un vecteur d’addictions. Pour nous sentir vivre, nous avons besoin de toujours plus, de croître, que ce soit dans nos possessions matérielles ou dans le PIB des nations, par la croissance économique. Le piège de notre cerveau est là : nous ne savons plus nous arrêter, parce que ce système n’a jamais été paramétré pour s’auto-limiter. Aujourd’hui brusquement cela se retourne contre nous, avec tous les dégâts sur l’environnement que cela occasionne.



Les biais de notre cerveau peuvent donc nous limiter également dans nos actions plus individuelles, dans nos interactions avec les autres êtres humains, dans notre travail... De manière générale, en quoi notre cerveau nous pousse-t-il à la discrimination ou à l'intolérance ?

Notre cerveau est doté d’une capacité merveilleuse appelée empathie. C’est le don d’éprouver ce qu’éprouvent les autres, d’entrer en résonance émotionnelle avec lui, de partager ses émotions et de l’aider si on le souhaite. Mais les recherches montrent aujourd’hui que cette empathie peut être « éteinte », pratiquement sur commande, dès que l’on insiste sur les différences entre individus. Qu’il s’agisse de différences ethniques, religieuses, linguistiques…

Dès lors, la machine à compatir devient une machine à détruire, qui fonctionne sur un mode de déni d’empathie, ce qui est d’ailleurs une caractéristique de la psychopathie…

Continuer à aller vers l’autre et à faire preuve d’empathie par-delà des différences suppose de sentir la proximité essentielle qui existe entre les êtres humains, et même entre les humains et les animaux. Lorsqu’on met l’accent sur les différences, on le fait souvent par peur ou parce que le discours ambiant y incite.

Le discours médiatique qui, aujourd’hui, racialise de nombreuses questions sociales, est ainsi à double tranchant car il peut mettre en branle ces mécanismes d’extinction d’empathie et créer des zones de rupture et de déshumanisation.



Y a t-il une recette pour lutter contre ces biais ?

Si l’on reste sur la question de l’empathie et de la tolérance, il faut voir ces qualités comme une donnée plastique. Elles se mettent en place durant l’enfance, à la faveur d’un discours parental ou éducationnel qui apprend au jeune à adopter le point de vue de l’autre, à relativiser ses propres opinions, à s’en remettre aux faits et non aux jugements à l’emporte-pièce.

Il faut faire attention aussi à l’effet des réseaux sociaux qui tendent, comme l’ont montré certaines études, à réduire les comportements empathiques par l’anonymisation des participants, la distance, le manque de contact humain réel.

D’ailleurs, il est frappant de constater que sur les problématiques de tolérance (antiracisme, parité, violences conjugales ou sexuelles, transgenre), le discours est souvent catégorisant, rejetant ou monolithique. Comme si l’on était incapable de mettre en œuvre cette capacité de prise de perspective qu’on réclame de la part des autres.



Dans votre dernier livre, "Où est le sens ?", vous rappelez que la quête de sens et d'altruisme sont primordiales, voire vitales. Comment peut-on retrouver du sens dans notre quotidien et nos vies sur-connectées ?

Le sens est un besoin fondamental de l’être humain. Depuis l’aube des temps les humains ont cherché à comprendre le monde parce que c’était leur meilleur atout pour survivre dans une nature où d’autres animaux étaient plus forts, plus rapides ou plus endurants que lui. Ce n’est pas pour rien que le besoin de sens est, comme le disait Camus, viscéralement ancré en l’homme. Ce n’est pas pour rien si, aujourd’hui, les neurosciences révèlent qu’une partie même de notre cerveau est constamment en recherche de ce qui fait sens autour de nous, en nous et dans nos relations à autrui.
Ce que j’explique dans « Où est le sens », c’est que nos sociétés ont longtemps survécu grâce à ce besoin de trouver du sens ensemble, car c’était ce qui poussait les hommes à créer des systèmes de représentation du monde partagées, des systèmes de valeurs morales et des rituels. On voit d’ailleurs encore aujourd’hui comment le cerveau humain continue de réagir à ces fonctions anthropologiques fondamentales.

Mais au tournant de la Renaissance, l’Occident a délaissé ce besoin de sens, au profit d’un désir de puissance et de contrôle. C’est le programme cartésien de devenir comme maître et possesseur de la nature, bien plus que de la comprendre, de la déchiffrer, de se la rendre familière, ce qui sera le vrai projet du siècle à venir.

Le drame pour nous – et nous ne sommes pas encore réveillés de ce cauchemar -, c’est qu’en tuant le sens, l’humanité n’a pas évacué son besoin viscéral de sens. Ce besoin est donc insatisfait, et les conséquences sont dramatiques. Nous avons perdu le fil de nos vies à cause de cela. Et nous avons perdu avec cela la connexion avec les autres et avec la nature.

Cette perte de sens se voit dans notre cerveau, où s’activent alors des cascades de réaction biochimiques aboutissant à un état de stress, d’angoisse et de mal-être, que nous tentons de combler par plus de consommation, de distraction ou d’addictions qui sont des succédanés de sens. Mais cela ne conduit qu’à détruire encore plus notre planète. Nous devons recréer du sens.

Il existe des ingrédients importants pour cela, qui nous viennent notamment de l’analyse du cerveau humain. Celui-ci réagit très positivement aux rituels collectifs (qui ont quasiment disparu), à l’adéquation entre les convictions personnelles et les actes (aujourd’hui plus de 50% des Français vivent un conflit de valeurs au travail) et aux représentations du monde partagé (autrefois on hiérarchisait le monde entre le plan matériel, le plan spirituel, l’enfer et le paradis, etc). Il faut recréer un système de représentation du monde car notre cerveau en a besoin.



Vous dites que, malgré le confort du monde moderne, nous sommes de moins en moins heureux... et qu'il faut activer une autre partie de notre cerveau. Pouvez-vous nous expliquer ?

Notre civilisation s’est construite sur un principe : le bonheur dépend de la capacité à posséder suffisamment de confort, de biens matériels, de liberté de consommer et de se déplacer. Mais c’est sans issue. Nous le voyons aujourd’hui. Le bug humain montre pourquoi notre cerveau « reptilien » n’a jamais suffisamment de confort, de puissance ou de plaisir. Il en veut donc toujours plus. Il ne connaît pas la satisfaction, seulement l’amplification des désirs. Y a-t-il un bonheur possible dans ces conditions ? Evidemment, non.

L’analyse du cerveau suggère plusieurs voies pour échapper à cette spirale. D’abord, retrouver le plaisir dans sa dimension noble, par la modération. C’était l’idéal socratique. Et même celui d’Epicure. Le vrai hédonisme n’est pas l’inflation des désirs. C’est la capacité de savourer. Et, pour cela, de cultiver la conscience du plaisir. La conscience, c’est une partie du cerveau que nous ne développons pas assez, et qui peut l’être par l’approche du temps long, par la méditation de pleine conscience, par du « moins » pour obtenir du « plus ». On dispose de données qui montrent que ça marche.

L’altruisme est la deuxième voie. Le partage désintéressé peut stimuler la dopamine du cerveau, on dispose de faits mesurables en ce sens. Il s’agit donc d’en faire un axe qui soit valorisé socialement, car c’est souvent ce qui manque. Les valeurs de la société ne sont pas l’altruisme et la compassion. Ce sont des valeurs « pour de faux ». En vrai, ce qui reste le socle de la réussite de l’individu, c’est le succès personnel, le revenu, le pouvoir, l’argent. Et cela ne peut pas libérer la dopamine de l’altruisme. Il faut donc réfléchir sur les valeurs et sur les moyens de les rendre tangibles par le discours public, médiatique et éducationnel. D’autant que la voie du sens ne peut se trouver qu’à travers les valeurs, et on sait que cette voie-là est de nature à activer une autre connexion de notre cerveau, source d’apaisement.

Enfin, la connaissance en tant que telle a le pouvoir de libérer la dopamine de notre cerveau. Cette fois, plus besoin d’écrans, de voitures, de voyages à l’autre bout du monde, de smartphones remplacés tous les ans, de sacs à main griffés. Le plaisir s’atteint par la transmission, la soif de savoir, la croissance mentale. Ce ne sont pas de simples idées, ce sont des effets mesurés par imagerie médicale du cerveau. Mais l’inertie est une ennemie redoutable, et il se peut que notre monde soit trop malade pour avoir le temps de se ressaisir.



Si vous en aviez la possibilité, que feriez-vous pour changer le monde ?

Ce que je viens de dire plus haut. L’homme a deux pouvoirs : augmenter sans cesse sa puissance d’action sur le monde – cette voie est condamnée – ou transmettre. Partager par l’enseignement, l’apprentissage, la curiosité, le développement de soi par l’émerveillement et la connaissance.

Ceux dont c’est le métier le savent : ils n’ont pas besoin de beaucoup plus. Donc, enseigner, c’est créer les humains de demain, et ils peuvent être des accros à la connaissance, avec un impact carbone zéro. Et des humains instruits prennent de meilleurs décisions, sans céder à leurs impulsions.



"L’homme a deux pouvoirs : augmenter sans cesse sa puissance d’action sur le monde – cette voie est condamnée – ou transmettre. Enseigner, c’est créer les humains de demain"

Si vous pouviez voyager dans le temps, quel conseil donneriez-vous à l’enfant que vous étiez ?

Je lui dirais de se réveiller plus vite. De définir plus tôt ses priorités. Je ne savais pas qu’il nous restait si peu de temps.

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