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Comment l’innovation Jugaad peut contribuer à changer le monde ?

3 mars 2023

Interview

Innovation

Impact

Talent

Navi_Radjou

Selon un récent rapport du Forum économique mondial sur les risques mondiaux en 2023 basé sur les points de vue de plus de 1200 experts, décideurs politiques et leaders de l’industrie, il apparaît un pic de tension entre la crise du pouvoir d’achat et les actions à mener face au dérèglement climatique. Le premier est considéré comme le plus grand risque à court terme alors que le deuxième est relégué au statut de l’une des plus grandes préoccupations à long terme. Les conclusions du document font apparaître que la fenêtre d’action sur les menaces les plus graves à long terme se ferme rapidement et qu’une action collective concertée est nécessaire avant que les risques n’atteignent un point de basculement.

 

À l’occasion de la réédition de l’ouvrage “L’innovation Jugaad, redevenons ingénieux” Navi Radjou nous fait la preuve que l’innovation frugale prend précisément tout son sens dans une période chahutée où nous faisons face aux plus grands défis de l’humanité.

 

L’innovation Jugaad : de quoi s’agit-il exactement ? 

Le Jugaad, c’est l’esprit MacGyver ou le système D, c’est une forme de débrouillardise en somme. Et ça n’est pas quelque chose d’élitiste car tout le monde a le Jugaad en soi. Les enfants ont beaucoup ce côté Jugaad, c’est ce qu’on appelle la pensée latérale, une forme de créativité astucieuse. Cela devient de l’innovation quand vous utilisez cette ingéniosité. Quand vous l’appliquez pour vraiment créer des solutions simples, sobres et efficaces, très rapidement et avec les moyens du bord. Cela commence à devenir de l’innovation Jugaad avec la concrétisation de cette créativité en un produit ou service qui apporte de la valeur et crée de l’impact.

 

Dans les pays du Sud, les gens ont très peu d’argent et de ressources, ils sont sobres par défaut mais ils débordent de créativité et de résilience. Ce qui leur permet d’utiliser cet esprit Jugaad pour développer des solutions innovantes. 

Voici trois exemples issus de l’Inde, pour montrer le spectre de tout ce qui est possible.

Mon premier exemple s’inspire d’un produit existant et low tech : un réfrigérateur conçu entièrement en argile. Il ne consomme pas d’électricité et il a été développé par un potier en Inde.

 

Deuxième exemple, celui d’AlgoSurg, une startup indienne qui convertit les images 2D issues des rayons X en modèle 3D en utilisant l’intelligence artificielle. Le logiciel permet de convertir automatiquement les images 2D en 3D, de sorte à ce que les chirurgiens orthopédiques puissent modéliser leur opération et créer des prothèses avant de les implanter.

 

Dernier exemple, encore plus avancé afin de démontrer qu’on parle même de l’application de Jugaad dans la science. Par l’exploration spatiale par exemple. L’Inde a envoyé une sonde sur Mars pour orbiter cette planète en 2015. Une mission qui a été accomplie avec un budget dix fois moindre que celui alloué par la NASA pour l’envoi de sa propre sonde. Il faut savoir que les dépenses mensuelles de la NASA correspondent au budget annuel de l’Agence spatiale indienne. Ils sont donc obligés de faire mieux avec moins, ils n’ont pas de choix. Au lieu de développer des maquettes, des prototypes physiques de leurs sondes, ils ont simulé tout ça en virtuel, en logiciel. Car les informaticiens en Inde sont nombreux, ils ont donc utilisé ce qui est abondant pour eux. 

 

 

Et concrètement comment faire mieux avec moins ?

Dans mon livre j’identifie et détaille six principes éprouvés que vous pouvez suivre pour incarner, activer, et exprimer librement votre esprit Jugaad avec une noble intention : utiliser votre ingéniosité pour impacter positivement la société. Vous pouvez vous inspirer et apprendre de plusieurs dizaines de start-up et d’entreprises pionnières, en France et ailleurs, présentées tout au long du livre, qui concrétisent ces six principes avec succès.

 

En voici trois. Le premier principe est de se focaliser sur les besoins véritables des clients. Plus de 85 % des produits de consommation échouent au bout de douze mois après leur lancement parce qu’ils ne répondent pas vraiment à un vrai besoin du client. Donc le drame de l’innovation occidentale, c’est qu’on innove pour se faire plaisir, et non pour répondre aux vrais besoins des usagers. Commencez à cibler et à focaliser les attendes des clients pour éviter toutes les fonctionnalités non nécessaires et apporter une solution qui répond 100 % aux besoins des clients, sans superflu en termes de fonctionnalités avec de bonnes performances, une bonne qualité et, surtout, un prix abordable. De façon itérative, développer une solution de façon incrémentale, qui répond peut être à 80 % des besoins d’abord, et non pas à 200 %, afin de pouvoir ensuite ajouter des fonctionnalités. 

 

Le deuxième principe, c’est d’apprendre à simplifier. La France est un pays d’ingénieurs, on aime bien faire des choses complexes. Certes, on peut développer des TGV, on peut construire la Tour Eiffel, mais en parallèle, il faut aussi savoir simplifier. Un bon exemple est celui de Renault qui a appris à simplifier ses produits, avec la Logan ou la marque Dacia avec une architecture de voitures très simplifiée qui aujourd’hui lui permet d’appliquer cet esprit et cette attitude de simplicité à développer des voitures électriques comme la Dacia Spring qui est la voiture électrique la moins chère en Europe à 20 000 €, lancée en 2021. Donc au lieu d’alourdir les voitures, on simplifie et on remplace les matériaux comme l’acier avec la fibre. On appelle ça l’allègement. 

 

Le troisième principe consiste à dire comment je peux identifier, valoriser, réutiliser des ressources déjà existantes. Au lieu de se plaindre du manque de ressources, essayons de voir ce qui peut être valorisé. Un exemple inspirant, celui de Dracula Technologies, une startup basée à Valence, qui utilise l’énergie de la lumière ambiante pour générer de l’électricité. Concrètement, ils ont développé une technologie très simple de jet d’encre et ils impriment des cellules photovoltaïques miniaturisées qui peuvent être intégrées dans des objets quotidiens comme des thermostats, ce qui permet de générer l’électricité localement. Et sachant qu’il y a 50 milliards d’objets connectés qui nécessitent des batteries pour être alimentés en énergie, ces objets peuvent devenir autonomes, c’est-à-dire qu’ils peuvent produire eux-mêmes de l’électricité en captant les photons, l’énergie ambiante et ce même dans des endroits sombres. 

 

Comment notre société actuelle peut-elle s’appuyer plus largement sur l’innovation frugale pour répondre aux grands défis de demain ?

C’est là que le mot frugal prend toute son ampleur et ses lettres de noblesse. Pour l’instant, on a parlé de la frugalité appliquée aux produits, aux services, des chaînes de valeur, des filières mais là où la frugalité devient intéressante, c’est dans l’approche des problèmes. Prenons par exemple nos trois problématiques majeures : écologique, sociale et sociétale. Au lieu de les traiter indépendamment, pouvons-nous penser de façon systémique et holistique afin de développer une solution globale, une solution qui simultanément va répondre à tous ces besoins en même temps ? Un exemple parlant est celui de l’entreprise Handigaspi créée par trois ingénieures agronomes à Nantes. Elles s’attaquent à trois défis qui sont l’handicap, le gaspillage alimentaire et la valorisation des territoires. 

 

Plus loin, en Amazonie, il y a un palmier qui s’appelle le mourou-mourou, que les indiens d’Amazonie abattaient pour utiliser le bois afin d’en faire des produits de commodité comme des balais. Or, il s’avère que les grains de ce palmier permettent d’extraire un beurre ultra hydratant pour réparer les cheveux abîmés. Natura, une marque de cosmétique brésilienne s’est associée aux indiens d’Amazonie pour cultiver et extraire de façon durable les graines de ce palmier, ce qui leur apportera sept fois plus de valeur que le bois. Donc les Indiens ont sept fois plus d’intérêt de garder le palmier vivant que de l’abattre. Finalement, cette démarche apporte de la valeur aux Indiens d’Amérique et valorise la biodiversité en Amazonie. Et la biodiversité est double, elle est naturelle mais également culturelle avec la préservation de techniques ancestrales de l’agriculture.

 

En France, on parle de pensée systémique avec Edgar Morin, mais on ne la pratique pas. Pourquoi ? Pour une raison très simple, pour une raison simple, l’éducation, ce par quoi tout commence, est trop silotée.

Pour faire de l’innovation frugale, il faut que les sociologues s’associent avec des ingénieurs, et des experts de différentes disciplines. On manque de transdisciplinarité dans l’enseignement. Dans les entreprises, la problématique est la même. Les compétences sont là mais les personnes ne travaillent pas ensemble, de manière globale.

 

 

Quel serait votre meilleur conseil aux entreprises pour repenser leur stratégie d’innovation en tenant compte de l’innovation Jugaad ?

L’exemple que j’aime beaucoup et que je cite dans mon livre est celui de Décathlon, une entreprise libérée avec plus de 100 000 employés qui autonomise chacun de ses employés à innover. Il est donc nécessaire de libérer l’ingéniosité de vos employés parce que l’innovation frugale, c’est eux qui vont la développer. Si vous voulez pérenniser la frugalité dans l’entreprise, c’est cet esprit Jugaad qui est vraiment une combinaison de résilience et de créativité. En fait, il faut donner l’autonomie aux employés de pouvoir innover de façon radicale. Et c’est ce que Décathlon fait depuis des années. Pour preuve, ce docteur et ce designer en Italie qui ont adapté des masques de plongée Decathlon. Ils ont contacté l’entreprise en Italie qui a tout de suite donné son accord. Ce qui traduit une prise d’initiative via une décentralisation du pouvoir décisionnel. Voilà une belle preuve d’initiative qui vient du terrain et non des centres R&D.

 

Donc le vrai secret de Jugaad, c’est d’avoir une culture où on fait confiance et où on autonomise les employés à faire les bonnes choses.

 

Nous avons devant nous un monde qui va devenir encore plus turbulent, imprévisible, ambigu et volatil rendant la planification plus difficile. Jugaad, c’est une célébration de l’improvisation. C’est la différence entre un orchestre et une bande de jazz. Les entreprises doivent apprendre à improviser comme des musiciens de jazz. Une bande de jazz n’est pas grande là où un orchestre représente des centaines de personnes, avec le besoin d’une salle plus grande. Un orchestre en général, ne fait qu’interpréter des notes préétablies à la différence d’un groupe de Jazz qui réinterprète librement les standards.

 

 

Son livre, L’innovation Jugaad

Une révolution positive, alimentée par l’ingéniosité humaine, est en marche partout en France. Elle réinvente nos modèles économiques et sociétaux, mais aussi nos schémas de pensée.

 

L’arme secrète de ces innovateurs français est le Jugaad, un état d’esprit agile, frugal et inclusif qu’incarnent les entrepreneurs d’Inde, de Chine, du Brésil ou encore du Kenya. Dans un monde de plus en plus complexe, les six principes de l’innovation Jugaad sont l’antidote à l’état de crise permanente dans lequel sont plongées les nations occidentales.

 

Découvrez dans ce livre plus de 100 exemples inspirants de mise en pratique du Jugaad, dont plus de 30 en France. Ces entreprises et collectivités visionnaires co-construisent les territoires durables et solidaires de demain et transforment des secteurs clés comme l’agroalimentaire, la finance, l’énergie, la mobilité et la santé.

 

Véritable ode à l’ingéniosité et à la résilience de nos territoires et de leurs habitants, cet ouvrage montre que la France et le monde se portent bien mieux qu’on ne le croit.

 

En savoir plus sur Navi RADJOU

Navi RADJOU est un chercheur franco-américain en innovation et leadership. Il a été Fellow à la Judge Business School de l’Université de Cambridge (RU), et aussi vice-président de Forrester Research, un cabinet de conseil et de prospective technologique à Boston (EU).

 

Navi est coauteur du Guide de l’Innovation Frugale, ainsi que du best-seller international L’Innovation Jugaad (plus de 200,000 exemplaires vendus dans le monde) et Donner du Sens à L’Intelligence : Comment les leaders éclairés réconcilient business et sagesse (préfacé par Matthieu Ricard).

 

Conférencier très recherché et largement cité dans les médias français et internationaux, il est né et a été élevé à Pondichéry, en Inde, il possède la double nationalité franco-américaine. Il a étudié à l’École Centrale Paris et à la Yale School of Management (EU).

 

Pour faire intervenir Navi Radjou, n’hésitez pas à nous contacter.

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